FLORILEGE |
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LE QUESTIONNAIRE DE PROUST Marcel
Proust (auteur du XIXème siècle, A la
recherche du temps perdu) avait pour habitude de présenter ce
questionnaire lors des soirées mondaines de l’époque. Il y a lui-même répondu
à différentes époques de sa vie… |
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Le principal trait de mon caractère -
La qualité que je désire chez un homme -
La qualité que je préfère chez une femme -
Ce que j’apprécie le plus chez mes amis -
Mon principal défaut -
Mon occupation préférée -
Mon rêve de bonheur -
Quel serait mon plus grand malheur -
Ce que je voudrais être -
Le pays où je voudrais vivre -
La couleur que je préfère -
La fleur que j’aime -
L’oiseau que je préfère |
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Mes auteurs favoris en prose -
Mes poètes préférés -
Mes compositeurs ou musiciens préférés -
Mes peintres favoris -
Mes héros dans l’histoire -
Mon héros dans la fiction -
Mon héroïne dans la fiction -
Mes héros dans la vie réelle -
Ce que je déteste par-dessus tout -
Caractère historique que je méprise -
Le fait militaire que j’admire le plus -
La réforme que j’admire le plus -
Le don de la nature que je voudrais
avoir -
Comment j’aimerais mourir -
Etat présent de mon esprit -
Fautes qui m’inspirent le plus
d’indulgence -
Ma devise |
JEAN-JACQUES
ROUSSEAU, LES CONFESSIONS, 1782
PREAMBULE Intus et in cute
(intérieurement et sous la peau) Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple
et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera
moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes.
Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait
comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis
autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le
moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après
m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand
elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai
pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je
n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m’est arrivé d’employer
quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un
vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que
je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis
montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux,
sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu
toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes
semblables : qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes
indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son
tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un
seul te dise, s'il l’ose : « Je fus meilleur que cet homme-là. » . |
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JE ME
SOUVIENS de Georges Pérec 12 19 21 27 30 35 45 48 124 159 |
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NATHALIE SARRAUTE, ENFANCE, © éd. Gallimard, 1983 - Maman me
presse, me gronde doucement… « Ne te fais pas prier comme cela, ce n’est
pas gentil, ce n’est pas bien, va le chercher, viens le montrer... » […]
« mais ce n’est rien du tout, c’est juste pour m’amuser… ce n’est
vraiment rien…. - ne sois pas timide… Vous savez Monsieur que ce qu’elle
écrit, c’est tout long un roman... » Le Monsieur… - Qui
était-ce ? Je me le demande. -
Impossible de me le rappeler. Ce pouvait être Korolenko, à en juger par
l’estime, par l’affection pour lui que je sentais chez maman…. Elle publiait
dans sa revue, elle le voyait beaucoup…[…] Cette
estime, cette affection ont rendu plus forte encore, irrésistible la pression
des paroles qu’il a prononcées, tout à fait sur le même ton que s’il parlait
à une grande personne : « mais ça m’intéresse beaucoup. Tu dois me le
montrer... » Alors…. À qui n’est-ce jamais arrivé ? qui peut prétendre
ignorer cette sensation qu’on a parfois, quand sachant ce qui va se passer,
ce qui vous attend, le redoutant… on avance vers cela quand même…. - On dirait même qu’on le désire, que c’est cela
qu’on cherche… - Oui, ça vous tire… une drôle
d’attraction… Je suis retournée dans ma chambre, j’ai sorti du tiroir de ma
table un épais cahier recouvert d’une toile cirée noire, je l’ai rapporté et
je l’ai tendu au monsieur. - A « l’Oncle », devrais-tu dire, c’est
ainsi que les enfants appellent les hommes adultes... - Bon, « l’oncle » ouvre le cahier à la
première page… les lettres à l’encre rouge sont très gauchement tracées, les
lignes montent et descendent… Il le parcourt rapidement, feuillette plus
loin, s’arrête de temps en temps… il a l’air étonné… il a l’air mécontent… Il
referme le cahier, il me le rend et il dit : « Avant de se mettre à
écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe... » j’ai remporté le
cahier dans ma chambre, je ne sais plus ce que j’en ai fait, en tout cas il a
disparu et je n’ai plus écrit une ligne... - C’est un des rares moments de ton enfance dont il
t’est arrivé bien plus tard de parler... - Oui, pour répondre à ceux qui me demandaient
pourquoi j’ai tant attendu avant de commencer à « écrire »….
C’était si commode, on pouvait difficilement trouver plus probant : un de ces
magnifiques « traumatismes de l’enfance » !... - Tu n’y croyais pas vraiment ? - Si, un peu, par conformisme… par paresse….[…] mais je ne retrouve pour ainsi dire pas de colère ou de rancune contre
« l’oncle ». - Il a dû y en avoir pourtant… Il avait été brutal… - C’est sûr. Mais elle s’est probablement très vite
effacée et ce que je parviens à retrouver c’est surtout une impression de
délivrance… un peu comme ce qu’on éprouve après avoir subi une opération, une
cautérisation, une ablation douloureuses mais nécessaires, mais
bienfaisantes. - Il n’est pas possible que tu l’aies
perçu ainsi sur le moment… - Évidemment. Cela ne pouvait m’apparaître tel
que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas
capable… quand j’essaye de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager
ce qui est resté là, enfoui. |
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L’AMANT, MARGUERITE DURAS, Ed. de Minuit,
1984 C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong
sur le bac qui est entre Vinhlong et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de
la Cochinchine, celle des Oiseaux. Je descends du car. Je vais au bastingage.
Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie
entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands,
aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces
territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans.
Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent
comme si la terre penchait. […] Je porte une robe de soie naturelle, elle est usée,
presque transparente. Avant, elle a été une robe de ma mère, un jour elle ne
l’a plus mise parce qu’elle la trouvait trop claire, elle me l’a donnée.
Cette robe est sans manches, très décolletée. Elle est de ce bistre que prend
la soie naturelle à l’usage. C’est une robe dont je me souviens. Je trouve
qu’elle me va bien. J’ai mis une ceinture de cuir à la taille, peut-être une
ceinture de mes frères. Je ne me souviens pas des chaussures que je portais ces années-là mais seulement de certaines robes.
La plupart du temps je suis pieds nus en sandales de toile. Je parle du temps
qui a précédé le collège de Saigon. A partir de là bien sûr j’ai toujours mis
des chaussures. Ce jour-là je dois porter cette fameuse paire de talons hauts
en lamé or. Je ne vois rien d’autre que je pourrais porter ce jour-là, alors
je les porte. Soldes soldés que ma mère m’a achetés. Je porte ces lamés or
pour aller au lycée. Je vais au lycée en chaussures du soir ornées de petits
motifs en strass. C’est ma volonté. Je ne me supporte qu’avec cette paire de
chaussures-là et encore maintenant je me veux comme ça, ces talons hauts sont
les premiers de ma vie, ils sont beaux, ils ont éclipsé toutes les chaussures
qui les ont précédés, celles pour courir et jouer, plates, de toile blanche. Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu’il y a
d’insolite, d’inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite. Ce qu’il y a ce
jour-là c’est que la petite porte sur la tête un chapeau d’homme aux bords
plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir. L’ambiguïté déterminante de l’image, elle est
dans ce chapeau.
Comment il était arrivé jusqu’à moi, je l’ai oublié. Je ne vois pas qui me
l’aurait donné. Je crois que c’est ma mère qui me l’a acheté et sur ma
demande. Seule certitude, c’était un solde soldé. Comment expliquer cet achat
? Aucune femme, aucune jeune fille ne porte de feutre d’homme dans cette
colonie à cette époque-là. Aucune femme indigène non plus. Voilà ce qui a dû
arriver, c’est que j’ai essayé ce feutre, pour rire, comme ça, que je me suis
regardée dans le miroir du marchand et que j’ai vu : sous le chapeau d’homme,
la minceur ingrate de la forme, ce défaut de l’enfance, est devenue autre
chose. Elle a cessé d’être une donnée brutale, fatale, de la nature. Elle est
devenue, tout à l’opposé, un choix contrariant de celle-ci, un choix de
l’esprit. Soudain, voilà qu’on l’a voulue. Soudain je me vois comme une
autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous,
mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des
villes, des routes, du désir. Je prends le chapeau, je ne m’en sépare plus,
j’ai ça, ce chapeau qui me fait tout entière à lui seul, je ne le quitte
plus. […] La petite au chapeau de feutre est dans la lumière
limoneuse du fleuve, seule sur le pont du bac, accoudée au bastingage. Le
chapeau d’homme colore de rose toute la scène. C’est la seule couleur. Dans
le soleil brumeux du fleuve, le soleil de la chaleur, les rives se sont
effacées, le fleuve paraît rejoindre l’horizon. |
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CHARLES JULIET, LAMBEAUX, © P.O.L. éditeur, 1995 Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un
récit où tu parlerais de tes deux mères l’esseulée
et la vaillante la
jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
Leurs
destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créée, l’autre par
son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te
tenir dans l’orbe de leur douce lumière.
Dire ce
que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer
tout ce qui d’elles a passé en toi.
Puis
relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi dans laquelle tu as
été contraint de t’engager. Tenter d’élucider d’où t’est venu ce besoin
d’écrire. Narrer les rencontres, faits événements qui t’ont marqué en
profondeur et ont plus tard alimenté tes écrits.
Ce récit
aura pour titre Lambeaux. Mais après avoir rédigé une vingtaine
de pages, tu dois l’abandonner. Il remue en toi trop de choses pour que tu
puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la
preuve que tu as réussi à t’affranchir de ton histoire, à gagner ton
autonomie.
Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’a eu accès à la parole. Du moins à
cette parole qui permet de se dire, de se délivrer, se faire exister dans les
mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas
t’exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as
mené ce combat avec une telle obstination, il te plait de penser que ce fut
autant pour elles que pour toi.
Tu songes de temps à autre à Lambeaux. Tu as la vague idée qu’en l’écrivant, tu les
tireras de la tombe. Tu leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont
toujours tu.
Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur
suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots.
Ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
Ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés
Ceux et celles qui crèvent de se mépriser et de se haïr
Ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été
écoutés
Ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie
ouverte
Ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
Ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse. |